Séduire et Horrifier : Exposition du 11 mars au 15 avril 2017
La séduction, intercalée entre plaisir jouissif et fascination horrifiée, serait inhérente, dans tous les cas, aux jeux complexes, subtils et interactifs, de l’exhibitionnisme et du voyeurisme.
Ce qui fascine et horrifie aujourd’hui est peut-être destiné à séduire demain. *
Savant mix sicilien-normand, Marc Alberghina se définit plus comme plasticien que comme céramiste. Il nous livre, là, plusieurs types de pièces. Leur point commun : elles se nourrissent d’un art céramique populaire qui est la marque de Vallauris, ville où il a son atelier. Il y vit depuis longtemps et il développe une œuvre polémique autour de la céramique mercantile et kitsch de ce petit village du Sud de la France. Bourg de tradition potière ayant eu son âge d’or avec ses Picasso, Capron ou Derval…
Marc Alberghina adopte une esthétique qui pourrait être qualifiée de « décadente » si elle n’était pas aussi cultivée, emplie de références iconographiques à l’art ancien – celles des exvoto, des vanités, ou de la figure du martyr, parmi d’autres – et imprégnée des textes et rituels de la religion catholique. Sachant parfaitement trouver sa place aux cœurs des représentations et des enjeux de l’art actuel, il sait mieux que personne flirter également avec les réminiscences kitsch vallauriennes. Un art très libre, éloigné de tout académisme, et d’une élégance rare, servi par une maîtrise des techniques céramiques remarquable.
Ses récentes œuvres constituent un savant jeu de mise en scène de l’inconscient collectif, tant elles arrivent à faire surgir, à « manifester » les non-dits, les travers paranoïaques ou schizophréniques de l’être humain. Charnier de nos comportements, de nos débordements et ambivalences, cette exposition est aussi le témoignage de nos peurs ancestrales, de nos angoisses face à la mort, trop souvent et facilement éludées dans une société de consommation avide d’esthétique facile et hypnotique.
Dans cette exposition toutes les œuvres de Marc Alberghina sont ancrées dans la culture vallaurienne de la céramique. Les émaux en poudre utilisés pour les créations touristiques des années 1960-70 sont la matière première de son langage. Hommage à l’histoire de Vallauris, comme on se saisit d’un témoin. L’enjeu pour lui n’est pas tant d’oublier et de remplacer ce qui a existé - les productions pour le tourisme de masse - mais bien de recycler cette esthétique de pacotille pour la resituer dans la sphère de l’art contemporain.
Avec panache il témoigne de ce qui a été et de ce qui n’est plus en rejouant, avec la distance calculée d’une technique très maîtrisée, les codes de cette décadence inéluctable - les émaux trop immédiatement faits pour épater, le clinquant des dorures surabondantes, les flammés. Son œuvre s’inscrit donc dans l’histoire de nos pratiques sociales qu’elle entend bien dénoncer ou en tout cas pointer du doigt (le cannibalisme et ses formes modernes), ici, le mercantilisme cannibale et décomplexé des fabricants et des revendeurs de céramiques kitch recouvertes d’émail flammé et « signées » à l’or provoquant la décomposition d’une aventure humaine et artistique.
La série baptisée « Canis Lingua » a pour seul sujet l’organe qui habite nos bouches. Certes figuratives et hyperréalistes, les langues surdimensionnées à l’aspect sculptural qu’il façonne sont la matérialisation dans un objet céramique de l’expression concomitante du désir et du dégout. Face à ces langues nos sentiments trébuchent sur des moments de pure confusion entre attirance et répulsion. Certaines sont, toutes à la fois, obscènes, morbides, baveuses, sirupeuses même et dégoulinantes. La langue est immédiatement taxée de dégoûtante, de pornographique, de dégueulasse et pour cause, nous l’avons en plein milieu. Une autre présentée sur un plat, est à la fois, viande à consommer, consommatrices -les traces qu’elles laissent sur le plat sont sans ambiguïté- et outils d’une sociabilité très hypocrite et finalement extrêmement violente, la parole, entre autre.
Dans la spectaculaire série des Saint Sébastien, c’est son corps entier que Marc offre maintenant symboliquement en pâture, décapité, immolé ou bien le visage zippé recouvert d’un capuchon. Il endosse – au sens littéral – les positions du saint martyr et du soldat combattant, ployant sous les jets d’organes sanglants cette fois lancés en rafale, se présentant en cible idéale pour le ressentiment et le défoulement collectif.
« Notre poison quotidien » est composé de différentes séries d’objets recouverts là où c’est opportun d’émaux poudreux aux couleurs qui inspirent la crainte et la mort. C’est la représentation d’un monde toxique, nous sommes contaminés. Avec l’allégorie de l’émaillage, il dénonce l’intoxication de l’homme au travail et les conséquences du plomb sur la santé des artisans. Ce sont les émaux de la chimie, des créations de l’homme pour l’industrie, de celles qui sournoisement polluent et empoisonnent.
L’ensemble le plus repoussant est un alignement d’oies dont les têtes bleutées s’échappent de volumes blancs et lisses, des moules de coulage qui emprisonnent et meurtrissent leurs corps. Marc Alberghina crée ici un parallélisme entre l’élevage en batterie, qui menace la santé publique, et le marché de l’art qui menace l’artiste.
Ici, une bassine contient des mérous contaminés par un émail rouge pulvérulent.
Là, Marc Alberghina joue sur la confusion des échelles. Il réalise un masque de protection géant dont les filtres laissent percevoir la toxicité des émaux qui s’y sont déposés.
Pour amplifier la tragédie et déplacer celle-ci dans le cadre du quotidien, l’artiste a fabriqué des inhalateurs puis des urinaux aux sigles du danger. Ceux-ci poursuivent l’empoisonnement ou en sont le réceptacle.
Plus loin, « L’Usine » composée d’os en céramique, évoque le lent déclin de l’industrie. En modelant et assemblant des ossements, il érige la maquette d’un édifice industriel macabre, un charnier debout qui symbolise la fin d’une époque, la disparition d’une industrie et la mort de son prolétariat. Particulièrement inspiré par le cas Vallaurien et son industrie de la céramique en faillite, mais transposable à l'échelle du monde.
Une confusion des sentiments s’installe durablement à la vision de cette œuvre fertile et éprouvante, subtile métaphore de nos combats intérieurs. Un concentré du Paradis et de l’Enfer, en somme…
Découvrir l’œuvre d’Alberghina, c’est donc se confronter à une certaine idée de la vie et de la mort, à la désespérance d’une époque, à la déchéance inéluctable du corps, masquée, le temps d’une vie, par quelques artifices, ici colorés, chromés, brillants ou mats, granuleux ou lisses, flammés ou givrés. A l’image de ces émaux travaillés à l’acide par projection ou accidentels, laissant apparaître fissures, points de rupture et lignes de fractures. Les stigmates d’une vie, d’un monde.
*La séduction, intercalée entre plaisir jouissif et fascination horrifiée, serait inhérente, dans tous les cas, aux jeux complexes, subtils et interactifs, de l’exhibitionnisme et du voyeurisme.
Le propre de l’art est de ne pas se laisser enfermer dans une analyse quelle qu’elle soit. L’art nous séduit justement lorsqu’il continue de nous solliciter à plusieurs niveaux, lorsqu’il ne se laisse pas confiner dans une seule interprétation. Une œuvre réussie est inépuisable quant à son sens, comme si elle se faisait toujours désirer et jamais totalement prendre.
Du fait il y a une escalade vers le transgressif, les limites du montrable n’ont de cesse que de se déplacer, entraînant un ajournement de la frontière entre séduction et fascination : ce qui fascine et horrifie aujourd’hui est peut-être destiné à séduire demain.
En art, c’est l’impact avec une image on ne peut plus directe, sans les détours des suggestions, des métaphores et des symboles. L’image fonctionne comme l’acte d’un exhibitionniste qui cherche à surprendre l’autre pour mieux le déconcerter.